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Photo du rédacteurChristian Lehmann

Le moment "Festen" du cinéma





Le discours puissant et courageux de Judith Godrèche aux Césars 2024 et son interpellation de la Familia Grande du cinéma, silencieuse et muette, me fait penser que le monde du cinéma vit son moment « Festen », du nom du film de Thomas Vinterberg, Prix du Jury au festival de Cannes en 1998.






J'ai bien conscience que ce qui joue avec #Metoo dépasse largement le monde du cinéma, mais c’est de celui-ci que je voudrais parler ici. Dans « Festen », pour les 60 ans du père, famille et amis sont réunis dans le manoir familial. Christian, le fils aîné est invité à porter un toast au début du dîner… À l'époque en 1998, je le rappelle, au siècle dernier, le public, la critique, et le monde du cinéma ont applaudi ce tour de force cinématographique, filmé en caméra DV bon marché pour renforcer l’effet de réalité. Dans cette fête de famille bourgeoise, au milieu du ballet des plats, des vins, des toasts et des blagues, l'un des enfants incestés de la famille révèle ce qui se cache derrière l'image du pater familias. Et comme le dit Judith Godrèche: « N’incarnons pas des héroïnes à l'écran pour nous retrouver cachées dans les bois dans la vraie vie, n’incarnons pas des héros révolutionnaires ou humanistes pour nous lever le matin en sachant qu'un réalisateur a abusé d'une jeune actrice, et ne rien  dire. »




Or si de nombreuses femmes dans le milieu du cinéma, actrices, réalisatrices, techniciennes, ont participé du mouvement #Metoo, l’ont accompagné et porté, on peut constater qu’à l'exception de quelques-uns, les hommes sont restés au mieux silencieux quand ils n'ont pas tenté de faire taire ou de salir celles qui osent parler. Judith Godrèche questionne le silence: "Depuis quelque temps, je parle, je parle, mais je ne vous entends pas, ou à peine. Où êtes-vous ? Que dites-vous ? Un chuchotement. Un demi-mot. »






Anna Mouglalis,  à plusieurs reprises, a rappelé que les acteurs et les réalisateurs bénéficient d’une situation privilégiée par rapport aux actrices, aux réalisatrices, et aux « petites mains » du système. Que c’est d’eux qu’on est en droit d’attendre une relève, une participation, une dénonciation d'un système, et de ceux qui en abusent: « Les acteurs et c'est pour ça que c'est  terrible que eux ne prennent pas la parole et ne nous soutiennent pas. Pour l'instant je les trouve assez silencieux. C'est incroyable! Alors que quand ils débarquent sur un plateau  on ne leur demande pas de tailler une pipe au metteur en scène! C’est hétérocentré à mort donc une femme forcément elle doit être la propriété de celui qui la regarde. Alors qu'avec  l’homme il y aura une complicité, même une complicité artistique.» Il existe quelques rares exceptions. On voit ainsi en ce moment des hommes, dont Francis Renaud et Aurelien Wilk, dénoncer ce qu'ils ont subi, ce que d'autres jeunes hommes subissent, et les prémisses d’un #MetooGarçons















Les masculinistes ne cessent d’interpeller les féministes sur leur  supposée absence dans certains combats, au gré de leur propre positionnement politique: « Où sont les féministes pour dénoncer ceci ou cela? »  Mais là … où sont les hommes?  Pourquoi se taisent-ils? Par peur d'être blacklistés, comme le dit Judith Godrèche, comme le décrit Francis Renaud? Parce qu’eux-mêmes ont des choses à se reprocher et ont profité de ce système? Parce que les prédateurs en chef comme Weinstein aux USA, imposent le silence? 





Une femme qui parle, c'est toujours suspect. Il n’y a qu'à voir les réactions de Nicolas Seydoux, ex-PDG de Gaumont, avant la cérémonie: « Faut-il ce jour-là en parler ? L’Académie des César a décidé d’en parler, c’est son choix, ça n’aurait pas été le mien… Ce dont parle Judith Godrèche est une affaire de Cour d’assises, ce n’est pas l’affaire des César » ou de Dominique Besnehard, la délicatesse faite homme, fustigeant Nora Hamzawi, actrice d’un film de Jacques Doillon: «Je peux vous dire que le point faible du film c'est l'interprétation de cette actrice qui ne souhaite pas que le film sorte. Ce n'est pas l'actrice du siècle. D'ailleurs je n'ai pas compris Jacques Doillon qui a toujours eu le sens des acteurs ait pu choisir cette mauvaise ».




 

Ce que je trouve personnellement incroyable dans ce moment, c'est la manière dont la parole libère la parole. Même si on ne peut pas définir un point de départ précis, certaines prises de paroles ont constitué un puissant déclencheur. Aux USA, l’affaire Weinstein a été portée par les femmes qui ont osé parler et défier un système extrêmement puissant. C’est d'ailleurs bouleversant d’entendre Judith Godrèche expliquer qu'elle a à l’époque refusé de témoigner contre Weinstein, parce que comme elle l'a expliqué à la procureure américaine son histoire de vie lorsqu'elle était adolescente en aurait fait « une mauvaise victime ». 



En France, il y a eu Vanessa Springora dont « Le consentement » a fait l'effet d'une bombe. Parce que j'avais suivi à la trace Gabriel Matzneff et ses acolytes depuis des années, j’attendais la sortie du livre avec fébrilité. Et ce qui s'est passé dans les médias mais surtout sur les réseaux sociaux dont Twitter au moment de la sortie du livre a été une révélation.




Le matin même de la sortie, tout ce que le clergé culturel parisien compte de cloportes mondains a commencé à étriller le livre:  il était mauvais, c'était une vengeance sordide tâchant de salir un grantécrivain, un moyen pathétique d'attirer l’attention,  etc. etc. etc. Manque de pot nous n’étions plus dans les années 80-90, quand ces gens avaient monopolisé l’accès à la parole, conchiant les rares voix dissidentes, comme celle de Denise Bombardier sur le plateau d’Apostrophes, forcément médiocre graphomane coincée puisque provinciale, pire, québécoise…




Non, nous étions cette fois en 2019 et la vague de soutien au livre,  à son autrice, à déferlé sur eux, sur elles. Les Guillaume Durand, les Frederic Beigbeder, les Josyane Savigneau, les Yann Moix, les Christophe Girard… « Des gens qui ne sont rien » leur ont clairement signifié sur les réseaux ce qu'ils pensaient de leur soutien actif et facilitateur à un pédocriminel…




Le livre de Vanessa Springora a impacté énormément de femmes, dont Judith Godrèche. Chaque femme qui parle est soutenue par d'autres femmes qui parlent. Je pense à Anouk Grinberg épaulant Charlotte Arnould dans sa plainte contre Depardieu.





Chacune ouvre la voie, et la voix, aux autres. En face, longtemps, on a eu droit aux tentatives de contre feu, la tribune pathétique sur « le droit d’importuner », la tribune en mode « C'est Cyrano qu'on assassine! » pour soutenir Depardieu, et le réac en chef, Emmanuel Macron, volant au secours de l'homme qui rend fière sa France. Et nous en aurons d’autres. Et les femmes qui ont parlé affrontent et affronteront un backlash. « Pourquoi elle parle seulement maintenant? », « Elle profite du système pour faire son come-back… »  Ad nauseam. 





Alors ce serait peut-être le moment pour ceux qui tiennent le haut du pavé dans le cinéma français, comme le demande Anna Mouglalis, de faire acte d'un minimum de courage, de rigueur morale… Comment dire, messieurs… On est déjà obligés de plisser, les yeux et de déconnecter fortement avec la réalité pour vous applaudir en damnés de la terre ou en héros du quotidien affrontant des fins de mois difficiles, mais comme le dit Judith Godrèche… Si vous voulez incarner notre commune humanité, voire la sublimer, « Le cinéma est fait d'un désir de vérité. Les films nous regardent autant que nous les regardons. Il est également fait de notre besoin d’humanité, non? Alors pourquoi? »



Christian Lehmann



Ce texte a été publié une première fois sur A.O.C. Media par Sylvain Bourmeau le 29 février 2024

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