top of page

Fliquer les arrêts de travail, ça peut rapporter gros

Ou comment le chiffre des arrêts de travail "injustifiés" est sciemment bidonné par la Sécu depuis des années...


La complexité tarifaire de la réforme n’échappait à personne, journalistes, généralistes et mutuelles dénonçant l’usine à gaz mise en place. Les patients, perdus dans ce nouveau dispositif, pressentaient bien qu’il leur coûterait, au final, plus cher.

Les médecins généralistes renâclaient à la tâche qui leur avait été confiée sans moyens. De nombreuses manifestations de mécontentement, des prises de parole nombreuses relayées dans la presse, révélaient clairement que la médecine générale n’était pas dupe des déclarations lénifiantes des signataires, qui n’hésiteraient pas à déclarer avec un humour inconscient : « Nous avons valorisé la médecine générale, et revalorisé la médecine spécialisée ». 

Si les spécialistes obtenaient à la fois, immédiatement et sans condition, une revalorisation d’honoraires conséquente et la possibilité de pratiquer des dépassements d’honoraires hors-parcours de soins, ( amenant le délégué national à la santé du PS, Claude Pigement, à ironiser sur le retour du Père Noël) les généralistes, eux, obtenaient des promesses, sous conditions. La valeur de la consultation restait bloquée à 20 euros, mais… s’ils étaient sages, s’ils faisaient un effort à hauteur de 1 milliard d’économies sur divers postes considérés comme primordiaux par les signataires, ils pourraient, ultérieurement, espérer une revalorisation. Les opposants voyaient confirmer leur analyse : la nouvelle convention unique négociée par CSMF et SML pour reforger l’unité de corps médical se traduisait dans les faits par un « deux poids, deux mesures » constant, entre ceux qui engrangeaient sans conditions les fruits de la convention, et ceux qui, sous condition, devaient faire leurs preuves.

Il était d’ailleurs étonnant de voir les syndicats signataires, qui avaient longtemps vilipendé l’option référent et accusé les médecins optants de s’enrichir sur le dos des assurés, accepter soudain un « deal » purement économique avec la Caisse d’Assurance-Maladie, sous prétexte de « maîtrise médicalisée ».

Censée s’opposer à la « maîtrise comptable », aveugle et brutale, la « maîtrise médicalisée » se targue d’être basée sur des critères médicaux solides, opposables au praticien. Sa première mouture mise en place en 1996 par la CSMF avait consisté à une série de « références médicales opposables » listant des examens complémentaires ou des prescriptions inutiles ou dangereuses. Elles s’étaient heurtées à plusieurs écueils, dont leur syntaxe approximative, qui rendait certaines d’entre elles difficilement lisibles, mais surtout à un système de signalement administratif tatillon obligatoire  imposé sur toutes les ordonnances et les feuilles de soins, que, de leur aveu même, les services administratifs et médicaux des caisses d’assurance-maladie n’avaient pas les moyens de vérifier. Ceux des médecins généralistes ( car les RMO concernaient principalement l’activité des généralistes) qui s’étaient opposés à cette mascarade administrative stérile s’étaient alors vu accuser de torpiller la maîtrise et avaient été sansctionnés, au hasard, par les caisses. La nouvelle mouture, toujours « médicalisée » s’adressait toujours aux seuls généralistes. Quels étaient les postes sur lesquels les signataires avaient engagé, à la demande de Frédéric Van Roekeghem, l’ensemble des généralistes ? 

Si les AcBUS, barbarisme pour « accord de bon usage de soins » concernent en partie la prescription médicamenteuse, avec un objectif de diminution de prescription des antibiotiques, des psychotropes et de certains médicaments destinés à lutter contre l’hypercholestérolémie, une partie non négligeable des économies espérées ( 600 millions sur 998 millions au total) est attendue sur deux sujets sensibles pour les néolibéraux : les arrêts de travail et les affections de longue durée.


Les arrêts de travail, c’est le patronat qui en parle le mieux, et avec le plus de candeur. Ainsi cette tribune de Sophie de Menthon, présidente d’Ethic, dans le Figaro en Août 2002, sobrement intitulée : « Les nouveaux profiteurs de l’emploi » : « L’arrêt-maladie : un sujet tabou… La moindre réserve sur sa longueur ou sa fréquence est inenvisageable. Si beaucoup de « maux » petits ou grands justifient de rester chez soi, le principe implicite de l’arrêt minimal est d’une semaine alors que très peu de nos maladies courantes justifient qu’on s’arrête huit jours…Ne pourrait-on faire appel au sens civique des médecins et à leur courage pour refuser ou raccourcir les arrêts de travail en faisant preuve de moins de complaisance ?... » 

Non content de bouder les réformes « nécessaires » au développement des lois naturelles du marché, le Français est une grosse feignasse, tout le monde sait ça. Il profite et abuse des lois protectrices des salariés, à coût d’arrêts de travail bidon délivrés par des médecins laxistes. Vue du cabinet médical, évidemment, la réalité est quelque peu différente : la grande majorité des arrêts de travail ne dépasse pas en réalité deux à trois jours. Et s’il est vrai que de très rares patients viennent en toute quiétude demander à un médecin un arrêt de travail au simple prétexte qu’ils n’en ont pas eu dans l’année précédente et qu’ils y auraient donc « droit », nombre de confrères se trouvent confrontés à la situation inverse, face à des salariés précarisés, à des cadres surmenés, à des artisans ou à des commerçants dont l’état de santé exigerait un arrêt de travail, mais qui refusent systématiquement de s’arrêter, soit que leur activité indépendante soit mise en danger par leur inactivité, soit que leur environnement de travail ne le leur permette pas. Mais de cette souffrance au travail, de sa réalité, de ses conséquences sanitaires désastreuses, la convention n’a rien à faire. Un objectif de réduction a été fixé ( -1,7%) et de sa tenue dépend l’éventuelle revalorisation ultérieure de la consultation du médecin généraliste. Arrêtons-nous quand même un instant sur le message subliminal envoyé aux patients : votre médecin généraliste sera augmenté, s’il vous serre suffisamment la vis sur les arrêts de travail… Pour fragiliser le lien social entre généralistes et patients, difficile d’inventer mieux. Mais cela ne choque pas les signataires.

Pourtant, très loin de la CSMF, au petit Syndicat de la Médecine Générale ( mais si, souvenez-vous, ce syndicat d’affreux gauchistes « sorti des poubelles de l’histoire »…), la réflexion sur les arrêts de travail est d’une toute autre nature.

Je la cite in extenso :

« Contrairement à ce qu'insinue le gouverne­ment relayé par les médias, les arrêts de tra­vail ne sont pas un luxe remboursé que s'of­frent de pseudo malades, par l'entremise complaisante de médecins trop gros pres­cripteurs, les indemnités journalières venant grever le déficit de l'Assurance maladie. Aborder les arrêts uniquement sous leur aspect économique est malhonnête, réduc­teur et vise à dénaturer le rôle des arrêts dans le cheminement vers la guérison, sinon l'amélioration de l'état de santé. L'extrémisme des économistes qui font le choix de l'équilibre budgétaire alors que les assurés sociaux, eux, font le non choix d'être malades, contribue à passer sous silence, et donc remettre en cause d'une part un droit des malades (la solidarité devant l'adversité), et d'autre part la fonc­tion thérapeutique de l'arrêt de travail.

A quoi sert un arrêt de travail ?

L'arrêt de travail est un moyen thérapeu­tique, parfois le seul remède quand il faut éviter que la personne n'altère davantage sa santé, quand il n'y a pas d'autre alternative devant une souffrance psychique, une dou­leur articulaire aiguë chez un maçon, au décours d'une maladie longue ou épuisan­te, après une intervention chirurgicale... Et un arrêt de travail remis à une femme au foyer, c'est un acte qui impose un autre regard sur les droits de la personne. L'arrêt fait partie des soins jugés nécessaires par le médecin, au même titre que  la kinésithérapie, les médicaments, l'écoute, l'aide à resituer la souffrance dans son contexte environnemental.

Les arrêts de travail longue durée concer­nent le plus souvent des travailleurs âgés deplus de 55 ans qui ne peuvent reprendre un travail difficile ni être en invalidité, ni passeren préretraite puisque le gouvernement l'a supprimée   :   traitement  social  du   handi-cap?

Qui dessert le « non-arrêt de travail » ?

Les médecins sont de plus en plus confron­tés à une conduite à haut risque, le « présentéisme». Qui décompte les salariés de plus en plus nombreux qui refusent l'arrêt de travail jugé nécessaire par le médecin ou ceux qui, craignant de perdre des primes, au lieu des indemnités journalières, pren­nent l'arrêt sous forme de congé ou d'heures de récupération ?

Qui se préoccupe des non-déclarations d'accidents du travail et maladies profes­sionnelles  ?

Ne pas chercher à améliorer les procédures de déclaration notoirement complexes, à l'origine, avec les pressions opérées par les employeurs (cf. pour les accidents du tra­vail), de la scandaleuse sous-déclaration, qui cela pénalise-t-il ?

Faire des économies d'indemnités journa­lières, c'est le but des modifications du code de la Sécurité sociale… »

Ouf ! On comprend mieux pourquoi le SMG n’a jamais été reconnu représentatif par les pouvoirs publics… Imaginez un peu : un syndicat de généralistes réfléchissant à la nature et à l’utilisation sociale des arrêts de travail… un syndicat de généralistes poussant le vice jusqu’à prôner la délivrance d’un arrêt de travail à une femme au foyer malade, de manière à faire prendre conscience à son entourage de la réalité de son activité…. un syndicat de généralistes dénonçant sans ambiguïté la sous-déclaration des arrêts de travail justifiés et refusés par les patients, soumis aux impératifs de productivité, au « présentéisme »… un syndicat de généralistes, enfin, qui note la confusion des genres public-privé quand l’assurance-maladie accepte que le médecin contrôleur de la Sécu accepte comme valables, opposables au patient et au médecin traitant rédacteur de l’arrêt initial, l’avis d’un médecin contrôleur diligenté par une officine privée payée par l’entreprise. 

On comprend mieux pourquoi le SMG a été écarté des négociations conventionnelles. Mais plus difficilement, peut-être, pourquoi ces réflexions ne sont jamais mises en avant publiquement par les syndicats de salariés…

Les indemnités journalières allaient subir courant 2005, une fois la réforme mise en place, une baisse très significative, nettement supérieure même aux prévisions les plus optimistes de la CNAM et des signataires, de l’ordre de 3.8%, permettant ainsi de dégager une économie de 420 millions au lieu des 150 millions d’euros attendus. Pour le Docteur Michel Chassang, Président de la CSMF, les raisons en étaient claires : « Aujourd’hui, les médecins font attention, moi le premier. Là où je prescrivais sans problème une semaine d’arrêt de travail, je ne mets plus que trois jours. » Son confrère signataire du SML, Dinorino Cabrera, était plus clair encore : «  Si les médecins ont commencé à faire attention au nombre de jours qu’ils prescrivaient, c’est parce qu’ils avaient envie de s’y mettre. Ils avaient compris les enjeux. » On ne saurait parler plus clairement. Le Docteur Michel Combier, de l’UNOF ( branche généraliste de la CSMF) allait pourtant plus loin : « Les indemnités journalières, dont le taux n’est plus de croissance mais en baisse de - 3,8 %, font parties des chiffres les plus encourageants. On voit donc qu’un mouvement professionnel volontariste peut modifier les comportements de chacun. Mais aussi, cela montre que le contrôle fait sur les patients est une arme dont il ferait bon de se servir plus souvent. En effet, quand un médecin prescrit, il n’est jamais le bénéficiaire des dépenses qu’il engendre. Il n’a donc aucun intérêt direct à la modération (sauf ceux évoqués plus haut si les engagements sont respectés). »

Le même, pourtant, pointait quatre ans plus tôt, en 2002, une des vraies raisons de l’importante augmentation des indemnités journalières dans les années 2000 à 2003 : « Peu de bruit sur l’explosion des Indemnités Journalières qui pourtant ont un taux de croissance de 16 %. Leur montant représente 68 % des dépenses en honoraires médicaux ! Elles concernent en grande partie les arrêts de travail de longue durée et des patients en fin de carrière professionnelle.Ces arrêts de travail de longue durée sont contrôlés par les médecins conseils et donc touchent essentiellement des patients qui ont des maladies graves.Une grande partie de ces arrêts sont décidés dans le système hospitalier, ce qui souvent apporte un argument supplémentaire sur leur gravité. Le bruit court que certains arrêts seraient utilisés comme pré-retraite.Pourquoi pas ? Mais alors, il faut les affecter à un autre poste budgétaire que celui de l’Assurance Maladie et arrêter de culpabiliser les médecins de famille sur une augmentation des dépenses de prescription. »

Ainsi dès 2002 l’UNOF, qui pourtant accepterait trois ans plus tard d’en faire un poste de réduction des dépenses, savait déjà que l’augmentation des indemnités journalières correspondait à une augmentation des arrêts de longue durée, justifiés par des pathologies lourdes, et d’autre part, fait peu ébruité en dehors du milieu médical et syndical, que pendant de nombreuses années l’arrêt de travail fut utilisé par le patronat comme un système de pré-retraite déguisé, la disparition progressive du système des pré-retraites en France ayant été accompagnée par un recours plus large des employeurs aux arrêts de travail de longue durée dans la gestion d’un personnel âgé et fatigué.

Courant 2004, un nouveau dispositif de retraite anticipée fut mis en place pour les salariés ayant commencé à cotiser très jeunes, diminuant ainsi mécaniquement le nombre de salariés âgés, fatigués, sujets à des arrêts de longue durée pour inaptitude.

Car pendant de nombreuse années, des salariés de plus de cinquante-cinq ans ne pouvant plus bénéficier de dispositifs de départ à la retraite anticipé, se retrouvaient placés dans une position difficile au sein de l’entreprise, soit parce que la diminution relative de leur résistance physique les rendait inaptes à un poste exposé, soit parce que les évolutions de la société, et un jeunisme certain, les redirigeait vers une voie de garage. L’exemple le plus frappant étant celui de ces secrétaires de direction, qui pendant des années vivent dans le dévouement et l’ombre de leur patron. Il n’est pas rare, passée la cinquantaine, de les voir consulter, perdues, déboussolées, parce qu’au sein de leur entreprise elles font brusquement l’objet, alors qu’elles ne s’y attendaient pas, d’un véritable harcèlement, destiné à les pousser vers la sortie au profit d’une remplaçante plus dynamique et… plus jeune. L’utilisation répétée de stages d’apprentissage accéléré de l’informatique fut longtemps un moyen particulièrement efficace de les convaincre de leur inefficacité, et de les amener à accepter un licenciement, ou une mise à l’écart pour raisons de santé. Comme le révèle le docteur Dorothée Ramaut dans son « Journal d’un médecin du travail », ed. Le Cherche-Midi,  et selon l’Institut National de Recherche et de Sécurité ( INRS) le stress au travail concerne en France 1 à 1.4% de la population active, soit 220.000 à 335.000 personnes, et son coût social serait compris entre 830 millions et 1.6 milliard d’euros. Mais de cela, la réforme Douste-Blazy et la convention médicale se désintéressent. 


L’infléchissement des dépenses d’arrêts de travail avait aussi une autre cause, sur laquelle le gouvernement et la CNAM se garderaient bien de communiquer, puisque l’une d’elles était l’augmentation du nombre de chômeurs jusqu’à la mi-2005. La Commission des comptes de la Sécurité Sociale fait un lien direct entre la diminution des indemnités journalières et l’augmentation des demandeurs d’emploi. 

Plus préoccupante, peut-être, au regard des droits des malades, était la constatation suivante : alors que la justification des objectifs de maîtrise médicalisée se basait sur une « réduction de disparités régionales inexpliquées », les départements où la réduction des indemnités journalières était la plus importante… ne correspondaient pas à ceux où les arrêts de travail étaient les plus nombreux. Autrement dit : la spécificité française qui veut que le nombre moyen de jours d’arrêts-maladie indemnisés dans les Bouches du Rhône est de 15.4 jours en moyenne en 2002, pour 6.3 jours en moyenne en région parisienne, perdurait, voire s’aggravait. 

En 2004, la CNAM avait réalisé une enquête sur les arrêts de travail, dont les résultats se lisent comme un inventaire à la Prévert :

-les catégories socioprofessionnelles utilisant le plus d’arrêts de travail sont les ouvriers et les salariés

-les malades âgés ont des arrêts de travail plus longs

-les femmes, qui représentent 45% des salariés, totalisent 55% des arrêts-maladie

-les motifs d’arrêt les plus fréquents sont les maladies ostéoarticulaires ( ou « rhumatismes »), les troubles mentaux et les traumatismes

-enfin, cette révélation rien moins qu’étonnante : Interrogées, 20% des personnes  en arrêt de trois mois et plus mentionnent l’existence d’un conflit au travail.

En 2005, et malgré ces conclusions assez sombres, la CNAM lançait, parallèlement, à la convention médicale et à son « accord de bon usage de soins », un renforcement des contrôles des arrêts de travail ( toujours plus facile à mettre en œuvre qu’un contrôle des conditions de travail). Là où auparavant, les études précédentes des services même de la CNAM n’avaient jamais comptabilisé que 6% d’arrêts litigieux, le contrôle médical, sous pression, décelait brusquement 17% d’arrêts considérés comme injustifiés. Ce renforcement des contrôles faisait suite à un rapport sur les dépenses d’indemnités journalières (IJ) versées par le régime général de l’assurance maladie, commandé par l’Etat à l’Inspection générale des finances (IGF) et à l’Inspection générale des Affaires Sociales ( IGAS) en 2003, suite à l’augmentation moyenne annuelle des dépenses d’IJ de 8%. Les auteurs du rapport avaient tout passé au crible : l’augmentation plus forte des arrêts de travail chez les salariés de plus de 55 ans, le poids des arrêts de travail de longue durée, l’existence de médecins «  gros prescripteurs », le contrôle patronal des arrêts de courte durée ( dans 8,1% des cas seulement, le médecin contrôleur avait estimé que l’arrêt de travail n’était plus justifié médicalement le jour du contrôle, ce qui pouvait s’énoncer autrement : dans 91,9% des cas au moins, le médecin prescripteur de l’arrêt de travail avait correctement estimé la durée nécessaire de l’arrêt de travail). Le rapport de l’IGAS et de l’IGF avait proposé de nouvelles mesures de contrôle, mises en œuvre dans la réforme : contrôle renforcé des « gros prescripteurs » , suspension possible des indemnités journalières après contrôle privé d’un salarié ( la Sécurité Sociale suivant l’avis du médecin privé mandaté par la société payée par le patronat…), un contrôle accru de l’assuré avec suspension des indemnités journalières en cas de non-respect des heures de présence au domicile, mesure en apparence nécessaire pour faciliter les contrôles, mais qui dans les faits mettait en place une nouvelle usine à gaz administrative pour les médecins prescripteurs, dans la mesure où les formulaires d’arrêts de travail étaient inadaptés, et que la formulation retenue : pas plus de trois heures consécutives, était d’un flou syntaxique total ( peut-on sortir de 8h à 10h59, puis ressortir de 11h01 à 14h ?), et de nature à gêner considérablement la vie quotidienne d’un patient arrêté pour un syndrôme dépressif, ou d’une mère de famille arrêtée pour fracture du bras, qui aurait eu l’idée saugrenue de « profiter » de son arrêt de travail pour aller accompagner ou raccompagner ses enfants en bas âge à l’école… A quand une nouvelle proposition de loi sur le bracelet électronique pour les malades en arrêt de travail ?

Dans ce rapport de l’IGAS et de l’IGF, l’influence délétère des conditions de travail et le durcissement du marché de l’emploi avaient été abordés, mais sans déclencher de propositions adaptées. Le ras-le-bol face à la précarisation, la pression du chômage, les exigences délirantes de performance, la violence de certaines relations hiérarchiques, tout cela avait été noté, mais il avait été considéré que l’accroissement de la pression mentale sur les travailleurs « est ressenti de manière ambivalente, à la fois source d’angoisse et de fierté ». Manière habile d’évacuer la question, en suggérant que les travailleurs, ces pauvres petites fourmis ambivalentes, apprécient, au fond d’eux-mêmes, le knout auquel ils sont soumis. Et qu’il n’est donc pas nécessaire pour le gouvernement de prendre en charge cette problématique.

Certains députés de gauche n’étaient pas de cet avis, comme Martine Billard, députée des Verts à Paris, qui lors du débat à l’Assemblée en Juillet 2004 avait pointé les présupposés de la réforme Douste-Blazy, et remis les choses en perspective d’un point de vue médical humaniste : « Je voudrais revenir sur les raisons justifiant les arrêts de travail. Une étude intéressante de l’Association française de médecine générale rend compte des principaux groupes de pathologies retrouvées dans les consultations donnant lieu à des arrêts de travail : accidents de travail, 8,13 % ; pathologies chroniques, 31,30 %, dont 4,1 % de cancers ; pathologies psychologiques ou psychiatriques, 29 % ; pathologies rhumatologiques correspondant, selon les constatations, à des maladies musculo-squelettiques, 28,46 % ; pathologies gastroentérologiques, 13 % ; pathologies cardio-vasculaires, 7,72 % ; pathologies dues au diabète, 6,10 % ; pathologies aiguës, 59 % et infections des voies aériennes supérieures, 19,92 %. De plus, une étude récente sur la rhinopharyngite montre que le taux d’arrêt de travail pour cette pathologie n’était que de 24 % en France, pour une durée médiane de trois jours, contre 83 % en Allemagne, pour une durée de quatre jours, et 55 % en Belgique pour une durée de trois jours. Comment parler d’abus, dans ces conditions ? Depuis un an et demi, environ, de nombreux organismes se penchent sur ces questions de l’arrêt de travail et de la souffrance au travail. Il ressort de leurs études que la souffrance psychologique au travail s’intensifie. Le nombre de morts par accidents du travail, quant à lui, n’a pas diminué. De plus, si les accidents du travail dans l’industrie ont diminué, leur gravité a, en revanche, augmenté, ce qui explique l’allongement de la durée des arrêts. Les nouvelles conditions de travail, l’introduction de processus de productions différentes ont fait exploser le nombre des maladies musculo-squelettiques et les pathologies liées au stress. Les salariés doivent, en effet, fréquemment répondre aux exigences de l’entreprise et à celles des clients. L’organisation du travail en flux tendus est souvent source de problèmes psychologiques avec les conséquences que l’on sait sur la santé, donc sur les arrêts de travail. Il conviendrait de réfléchir davantage sur la santé au travail, ce qui n’est pas aujourd’hui le cas, avant de songer à réprimer d’éventuels abus en matière d’arrêts de travail. Lorsque les conditions de travail se seront améliorées, lorsque les salariés les plus âgés seront pris en considération dans le cadre de leur maintien au travail, il sera alors temps de lutter contre les abus. Ne prenons donc pas le problème à l’envers ! »

Jean-Marie Le Guen, député PS à Paris, renchérissait : « On prescrit un arrêt de travail pour des raisons médicales, parce qu’il fait partie d’une conduite thérapeutique. Vous voulez faire des indemnités journalières un droit social, pour mieux les réduire. Car vous n’acceptez pas que les médecins libéraux rendent des jugements médicaux adaptés et fondés scientifiquement. Vous voulez faire de ce droit un droit social, de sorte qu’il ne soit plus à la disposition du médecin dans sa stratégie thérapeutique…. les chiffres disponibles sur la fraude justifient un montant de 300 millions d’euros… et non 800, comme vous le dites. En réalité, vous passez de 300 à 800 millions d’euros parce que vous avez l’intention de lutter non contre les abus, mais contre les indemnités journalières. C’est pourquoi vous les sortez du champ thérapeutique pour en faire un droit social. Mais les médecins vous diront un jour que, si vous voulez en faire un droit social, c’est à vous de vous débrouiller avec les médecins de la sécurité sociale, qui, dorénavant, prescriront les arrêts de travail. Et qu’ils n’ont pas l’intention d’être soumis aux pressions de l’assurance maladie et au flicage de leurs prescriptions. Chez nos voisins européens, les arrêts de travail sont prescrits hors des médecins libéraux et des stratégies thérapeutiques. Si nous suivons leur exemple, monsieur le ministre, cela coûtera beaucoup plus cher à la sécurité sociale. À trop tirer sur la corde, vous allez la casser et provoquer une détérioration profonde des relations médecin-malade et de la qualité des soins dans notre pays. »

Gardez en mémoire cette dernière phrase. Nous aurons, hélas, l’occasion d’y revenir, dans la suite de cette autopsie d’un système d’assurance-maladie solidaire. Mais ne quittons pas ce dossier des arrêts de travail sans dénoncer une formidable entourloupe intellectuelle de la part des services de la CNAM. Je cite le document « Contrôles et lutte contre les abus et les fraudes à l’Assurance Maladie : Point sur les actions 2005 et programme 2006 » : « Au total, en 2005, l’Assurance Maladie a effectué 249.000 contrôles d’arrêts de courte durée, au lieu de 34.000 en 2003 et 187.000 en 2004. Sur ces contrôles ciblés près de 15% des arrêts de travail se sont révélés médicalement injustifiés. »

Ce chiffre de 15% sera repris ensuite dans toute la communication de la CNAM, et figurera sans autre explication, comme une vérité révélée, dans le document remis à l’ensemble des congressistes et des journalistes lors de la Convention Santé de l’UMP en juin 2006.

Mensonge. Duperie. Travestissement de la réalité. Entourloupe intellectuelle.

Car, lisant ces lignes, quelles conclusions s’imposeront au citoyen moyen ? 

Les Français prennent trop d’arrêts de travail, des arrêts de travail de confort qui pèsent injustement sur les comptes de la Sécurité Sociale et représentent un frein au bon développement des entreprises. Les médecins prescrivent trop d’arrêts de travail, des arrêts de travail de complaisance, sans justification médicale. Ce sont des escrocs, des gagne-petit, prêts à toutes les bassesses pour engranger de l’argent au détriment des comptes publics. Je croirais presque entendre en écho la voix de Sophie de Menthon au début de ce chapitre : « Ne pourrait-on faire appel au sens civique des médecins et à leur courage pour refuser ou raccourcir les arrêts de travail en faisant preuve de moins de complaisance ?... »

Or, ce que personne n’a noté depuis la publication de ce rapport de la CNAM, c’est l’ambiguïté voulue et entretenue sur le terme « arrêts injustifiés ». Car interrogés précisément à ce sujet, les services de la CNAM sont obligés de préciser qu’en fait, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’au moment où le médecin-conseil rend visite au patient, il estime que l’arrêt de travail n’est plus justifié. « Les conditions médicales ne sont plus réunies pour que le patient soit arrêté ». La nuance est de taille. La seule chose que pourrait éventuellement reprocher la CNAM aux généralistes, c’est, en l’absence de toute étude faite sur le sujet de la durée des arrêts de travail ou de référentiel adapté à leur prescription, de ne pas savoir prédire l’avenir parfaitement, de délivrer un arrêt de travail de huit jours quand, à posteriori, on pourra constater que six auraient suffi. Comme chacun sait, il est plus facile de donner les chiffres du tiercé dans l’ordre après la course. Haro donc sur ces médecins généralistes incapables de prédire l’avenir.  Un avenir qui, à force de langue de bois et de perversion des faits, de destruction du lien social entre médecins et patients, s’annonce radieux pour les salariés…(*)

Note de bas de page : A la suite d’un article d’Olivier Cyran sur les arrêts de travail, publié dans Le Plan B pendant la rédaction de ce livre, un agent administratif au sein du Service du Contrôle Médical d’une Caisse de Sécurité Sociale a envoyé ceci au courrier des lecteurs du journal : « …je considère que le service dans lequel je turbine se transforme peu à peu en un immense pôle de flicage des assurés, à l’instar des ANPE pour les chômeurs. Et la comparaison ne s’arrête pas là puisque, si en matière de chômage, on peut soupçonner les chiffres de contourner gaiement la réalité, ceux relatifs aux arrêts de travail ne sont pas mal non plus. Petit exemple d’une pratique observée localement : soit monsieur X en arrêt de travail et convoqué au Service du Contrôle Médical. Monsieur X, qui est un assuré consciencieux se rend à son rendez-vous car sinon ses indemnités journalières lui sont sucrées d’emblée. Donc il se ramène chez nous et se fait examiner par un médecin conseil. La logique voudrait que si X souffre d’une pathologie ne lui permettant pas de reprendre son travail, le médecin conseil de la sécu justifie son arrêt de travail. A contrario, si X fait partie des 6% des simulards, le médecin conseil transmet à la caisse primaire (chargée de notifier la décision à l’intéressé) un avis défavorable et une reprise de travail. Or quelques fois, alors que la personne est vraiment malade, le médecin conseil transmet quand même un avis défavorable à compter de la date de fin de l’arrêt de travail. En clair, l’arrêt de travail de X va du 10 au 15 novembre, et le médecin conseil transmet un avis défavorable à  compter du 16 novembre.

Quel intérêt, me direz-vous, de se livrer à une telle acrobatie ? Ben il est double : d’abord au niveau statistique, cette manipulation frauduleuse permet de gonfler le chiffre des arrêts de travail non justifiés et donc d’entretenir le mythe fascinant d’une horde de médecins complaisants et de travailleurs tire-au-flanc, ensuite, par son effet psychologique sur

l’intéressé, il participe à l’effort national visant à culpabiliser, et donc à dissuader, les travailleurs tentés par un congé maladie. Vous suivez le parallèle avec les chômeurs ? »

Je ne ferai aucun commentaire. Sinon de me demander pourquoi si peu d’agents administratifs des caisses trouvent le courage de dénoncer le système dans lequel on les fait travailler.



bottom of page