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Chapitre 4

"Comment peut-on critiquer le libéralisme quand ( wôôô l’aut !) on est soi-même médecin libéral ? "

Comment peut-on ne pas être libéral ?Dans « libéral », il y a liberté…La liberté d’entreprendre, la liberté de vivre, la liberté de choisir…

Le libéralisme, ça va avec tout.


Comment peut-on critiquer le libéralisme quand ( wôôô l’aut !) on est soi-même médecin libéral ? 

N’est-ce-pas là le comble du ridicule, de la haine de soi ?

J’entends déjà les commentaires, chanterait Serge Reggiani…

Mais, au fait, le libéralisme, c’est quoi ?Tournons-nous vers Wikipedia :

« Au sens large, le libéralisme prône l'établissement d'une société caractérisée par la liberté de penser des individus, le règne du Droit naturel, le libre échange des idées, l'économie de marché et son corollaire l'initiative privée, et un système transparent de gouvernement dans lequel les droits des minorités sont garantis. Il existe plusieurs courants de pensée libéraux, qui se différencient notamment par leurs fondements philosophiques, par les limites qu’ils assignent à l'État, et par le domaine auquel ils appliquent le principe de liberté…

Alors que pour les libéraux classiques, la primauté de la liberté individuelle est un principe absolu qui s'applique à tous les domaines de la vie en société, il est devenu courant de subordonner l’application de ce principe aux circonstances, de considérer que les volets philosophique, politique, social et économique du libéralisme sont indépendants les uns des autres, voire de réduire le libéralisme à ses aspects économiques comme le fait l'usage moderne français…

Le mot « libéralisme » est utilisé dans des sens différents, plus ou moins larges, et quelquefois contradictoires. »

C’est le moins qu’on puisse dire. Aux USA, est « liberal » celui qui s’oppose aux conservateurs, à la guerre en Irak et au clan Bush… Le « liberal » americain est un Rouge qui s’ignore.En France, le terme, accepté dans sa seule dimension économique, a souvent été confondu avec le capitalisme, dans lequel l’initiative privée, à l’origine de l’économie de marché, serait le facteur primordial de l’accroissement des richesses de tous ( mais de certains plus que d’autres)…

Mais le capitalisme, au cours du vingtième siècle, a connu de profondes mutations. Le capitalisme industriel, le capitalisme d’entreprise, avec ses Maîtres de Forges et autres grands patrons paternalistes investissant pour l’avenir, a disparu, au profit d’un capitalisme essentiellement financier, un capitalisme du profit à court terme, quel qu’en soit le prix à payer pour les populations, et pour l’avenir de la planète. Un capitalisme myope, pour ne pas dire un capitalisme aveugle. C’est ce capitalisme, que je nomme néolibéralisme. Le terme ultralibéralisme me semble inapproprié, il sert d’ailleurs aux néolibéraux comme un repoussoir. « Regardez », disent-ils, « avons-nous franchement l’être d’être des ultra ? ». Et en effet, rien dans leur accoutrement ne laisse transparaître, au premier abord, qu’ils se situent, sur l’échiquier des valeurs humaines, légèrement à droite de Gengis Khan ( 1162-1227)…


Le capitalisme, victime consentante d’une mutation, délaissant l’investissement industriel à long terme pour favoriser le seul gain financier à court terme ?

Ce n’est pas moi qui l’affirme, mais ses plus zélés supporters. 

Tenez, au hasard, Eric Le Boucher, l’homme qui dans ses chroniques économiques du quotidien « Le Monde », dépasse chaque semaine Jean-Marc Sylvestre sur la droite, en klaxonnant…

Dans un article d’Octobre 2006 sobrement intitulé « Ce qu’il faut faire », Eric Le Boucher nous donne un court d’économie rapide et précis, comme on aimerait en voir plus souvent : 

« Excluons l'extrême gauche et l'extrême droite du raisonnement. Pour elles deux, la solution passe par la fermeture des frontières aux biens, aux capitaux et aux personnes, or, chacun sait, sauf elles, que l'histoire comme les études économiques ont montré que cela conduirait à une précipitation du pays dans le déclin. Raisonnons avec la gauche et la droite dites de gouvernement. »

C’est pas déjà du puissant, là ? C’est pas du décoiffant ?

« Pour cette gauche et cette droite, le constat est commun. Le monde est entré dans une nouvelle phase sous la poussée de trois forces puissantes et conjuguées : une accélération technologique fulgurante, une mondialisation généralisée et l'émergence d'un nouveau capitalisme dit patrimonial qui accorde une place première à l'actionnaire. »

Qu’est-ce que je vous avais dit ? 

« L’émergence d’un nouveau capitalisme dit patrimonial qui accorde une place première à l’actionnaire ». 

C’est pas exquisement écrit ? On est économiste, on n’en est pas moins poète… Parce que « L’émergence d’un nouveau totalitarisme financier dans lequel, se goinfrant tel le goret, l’actionnaire saigne le travailleur tout en lui serinant que pour gagner plus, il faut travailler plus »(*)… je ne sais pas pour vous, mais personnellement je trouve que ça sonne moins bien… 


Note de bas de page : Au début du mois de décembre 2006, l’annonce d’une probable dérégulation des tarifs du gaz et de l’électricité en France fit bondir le cours boursier d’EDF, provoquant la jubilation matutinale de Jean-Marc Sylvestre. La bonne nouvelle qu’il claironnait sans aucun recul au nom du marché n’en était pas une pour le commun des auditeurs, condamnés à augmenter prochainement leur budget de chauffage et d’éclairage pour satisfaire les boursicoteurs.


Continuons :

«  Le changement est radical : il ne suffit plus de bouger une fois, de trouver une invention, d'engager une réforme, mais de bouger en permanence, de créer quotidiennement, de réformer les réformes, pour courir de plus en plus vite… Il faut que les hommes et femmes politiques…fassent la pédagogie de cet ordre neuf. »

Ca devient chaud, hein… Bouger en permanence. Courir de plus en plus vite. La flexibilité, on vous dit. « La vie, la santé, l’amour sont précaires. Pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? »  C’est beau comme du Medef, dis. Et c’en est, copyright Laurence Parisot. 

Bizarrement, c’est le genre de programme qui m’inquiète un peu. Pas parce que je serais foncièrement opposé à l’initiative privée. Mais parce que « courir de plus en plus vite », comme programme de vie, ça me semble un peu court. Et que ça me rappelle de très mauvais souvenirs. 

Parce que, si dans ce monde merveilleux de l’économie sociale de  marché libre et non faussée, il faut courir de plus en plus vite… qu’arrive-t’il à ceux qui ne tiennent pas le rythme ?


De très mauvais souvenirs, vous dis-je.

Pour comprendre de quoi il retourne, il faut revenir un quart de siècle en arrière, quand la chute de Phnom Penh aux mains des Khmers Rouges incita au lyrisme révolutionnaire nombre de nos éditorialistes, et non des moindres. Au nom de l'anti-américanisme, de la lutte légitime des peuples frères et de la dictature du prolétariat, les Khmers Rouges mirent en œuvre un programme hors du commun: du passé, ils firent table rase. Quelques millions de morts plus tard, l'Occident découvrit, décontenancé, la face cachée de ces ultras en quête d'absolu. J’avais, quoi, dix-sept ans à l’époque. J’étais étudiant en médecine. Je me souviens des unes des journaux, je me souviens des articles de Jean Lacouture, et de beaucoup d’autres. 

Et des slogans… Ah, les slogans : « Qui proteste est un ennemi, qui s'oppose est un cadavre », « Notre cœur ne nourrit ni sentiments ni esprit de tolérance », « L'Angkar voit tout, l'Angkar a les yeux de l'ananas »...

Les Khmers Rouges rassemblèrent les habitants de Phnom Penh en longues colonnes, les poussèrent hors de la ville, vers la campagne, afin de détruire l’ordre ancien, de forcer l’avènement d’un monde neuf, d’un homme neuf. Il fallait laver l’esprit et le corps des habitants de la ville, pourris par l’idéologie et le consumérisme américain. Des commentateurs français s’extasiaient de ce spectacle écologique, forcément écologique… Moi, je n’avais que dix-sept ans. Je n’avais encore jamais pénétré dans un hôpital de ma vie. Jamais vu de près un malade. Mais en lisant les journaux, en écoutant la radio, en apprenant qu’on chassait tout le monde des villes, j’ai imaginé ces colonnes de déplacés terrorisés, et je me suis posé la question qui ne semblait pas, alors, effleurer l’esprit des commentateurs avisés : 

Le vieillard fatigué, le dialysé, l’opéré récent, la femme enceinte, l’enfant handicapé… combien de temps leurs cornacs accepteront-ils qu’ils ralentissent toute la colonne ? 

Combien de temps avant qu’on décide de les sortir du troupeau pour permettre à la masse d’avancer plus vite ? 

Combien de temps avant que leur petit groupe, séparé, isolé, disparaisse, au détour d’une colline, des yeux de ceux qui osent encore un regard en arrière ?

Et une fois qu’ils seront seuls avec leurs gardiens en arme, qu’adviendra t’il de tous ces gens, cette piétaille, incapable de « courir de plus en plus vite » ?

C’est une question qui m’a hanté pendant près d’un quart de siècle. 


Oh certes, me direz-vous, les néolibéraux n’ont pas d’arme. 

Ils ne vont tuer personne.

Ils ne vont pousser personne dans une fosse.

Vous délirez, monsieur David Vincent, ce n’est pas sérieux. 

Les Fossoyeurs n’existent pas.

Nous sommes en pleine science-fiction…

Et bien moi je voudrais vous persuader du contraire. Je voudrais vous faire toucher du doigt l’ampleur des changements en cours dans le monde de la santé, et les effets pervers de la doctrine néolibérale, qui s’exerce tout d’abord, comme toute idéologie déconnectée du réel, sur les plus faibles.Ceux qui ralentissent la colonne en marche vers des lendemains qui chantent pour l’actionnaire.

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