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  • Photo du rédacteurChristian Lehmann

Un crime sous Mitterrand

"La lutte de l'homme contre le pouvoir, c'est la lutte de la mémoire contre l'oubli" Milan Kundera



10 Mai 1981. Quarante ans déjà. Les journaux célèbrent cet anniversaire, Libération en fait sa Une, d'autres suivront. "Le bel émoi de Mai", titre Libé. Je m'en souviens. J'avais vingt-deux ans.

10 Juillet 1985. Une brève. Le Rainbow Warrior, navire amiral de la flotte de l’organisation pacifiste Greenpeace, aurait coulé dans le port d’Auckland, en Nouvelle-Zélande, à l’autre bout du monde.

Pour ma génération, pour ceux qui avaient poussé un cri de joie en voyant apparaître sur l’écran de télévision le visage pixellisé de François Mitterrand à la télévision au soir du 10 Mai 1981, cet été sera meurtrier. Nous avions subi pendant de longues années une droite bien-pensante certaine que le pouvoir lui était acquis à vie. Mitterrand, pour nous, c’était, enfin, le socialisme, la rose au poing, l’espoir d’un monde sans crime.

Nous avions imaginé que le PS, s’il s’avérait moins doué pour l’économie, nous débarrasserait au moins des inégalités sociales, et de certaines dérives post-coloniales. Au lieu de cela, comme me le déclarerait Edwy Plenel en interview quelques années plus tard: « La succession des reniements qui se sont joués pendant le premier septennat devrait nous sauter à la figure : sécurité, rigueur, recul du social, raison d'Etat... C'est sous le mitterrandisme, avec sa politique monétariste, que s'est produit un basculement sidérant du travail vers le capital. » Tout ceci était décelable en 1985 pour ceux qui s’astreignaient à refuser (et ils étaient fort peu nombreux) la mitterrandolâtrie, mais ce pouvoir semblait au moins encore avoir les mains propres. Et puis ces deux bombes posées sur la coque du Rainbow Warrior, et quelques heures plus tard un couple arrêté par la police néo-zélandaise au moment où il remet au loueur une camionnette vue sur les lieux de l’attentat. Ces deux faux-époux Turenge retenus à l’aéroport, bizarrement munis de passeports suisses… alors que la Suisse était l’un des rares pays à l’époque à avoir informatisé ces informations, ce qui permit aux néo-zélandais de savoir très rapidement que les passeports étaient des faux. La révélation de leur qualité d’agents secrets français, puis les dénégations surréalistes, pendant des semaines, du gouvernement français. Pierre Joxe, ministre de la Justice, prêtant main forte aux investigateurs néo-zélandais à la demande de Laurent Fabius, Premier ministre de l’époque. Charles Hernu, ministre de la Défense, affirmant « les yeux dans les yeux » à l’un et à l’autre que ses services n’avaient aucune responsabilité dans l’affaire .Mitterrand ne daignant même pas s’abaisser à répondre aux interrogations, et débarquant dans le Pacifique pour assister à quelques nouveaux essais nucléaires, histoire de montrer que son pouvoir personnel n’acceptait aucune contrainte, intérieure ou extérieure.

Et de jour en jour, dans la presse, des bribes, des sous-entendus, des intox distillées par quelques officines pour embourber l’affaire. Ils sont quelques-uns à l’époque à traquer la vérité, et pour ceux qui comme moi ressentent confusément un trouble grandissant devant ce que semble révéler cette affaire, Plenel est aux avant-postes, avec Marion, Derogy, Pontaut… Dans "La Troisième Equipe" ( ed. Don Quichotte), Edwy Plenel remonte trente ans en arrière et nous ramène à cet été 1985. L’empire soviétique s’effrite, l’apartheid domine en Afrique du Sud, l’Irak de Saddam Hussein est le grand allié des Occidentaux contre l’Iran de Khomeini. Plenel est alors rubriquard au Monde, et il fait revivre en quelques pages ce monde disparu de la presse d’avant-hier, la presse d’avant Internet, d’avant les réseaux sociaux. Une presse papier fabriquée par des artisans dans un décor qui ne semble pas avoir beaucoup changé depuis l’avant-guerre. Pour qui se sent un minimum citoyen du monde, pour qui n’obéit pas le doigt sur la couture du pantalon aux injonctions du patriotisme cocardier, l’idée que le gouvernement français aurait pu mener à bien un attentat terroriste sur le bateau d’une organisation non-gouvernementale pacifiste dans le port de la capitale d’un pays ami est effrayante. Et pourtant on peut trouver dans la presse d'alors des éditorialistes pour défendre cet attentat. Minute salit la mémoire de Fernando Pereira, le photographe décédé dans la seconde explosion, et l’étiquette « agent de Moscou ». Le Figaro-Magazine laisse entendre que la France ne saurait mettre de gants dans cette région du monde où nos ennemis héréditaires, les Anglo-Saxons, tentent de contester notre droit sacro-saint à irradier les populations pour consoler le pouvoir mitterrandien déclinant de ses dysfonctions érectiles.

C’est un monde d'avant Internet, d'avant les réseaux, mais quiconque a des amis étrangers perçoit à quel point l’attitude du gouvernement français est suicidaire, suicidaire et obscène. Et puis début septembre l’édifice de mensonges s’effondre, quand Edwy Plenel révèle l’existence d’une troisième équipe de nageurs de combat, responsable de l’attentat lui-même, alors que les agents arrêtés ont servi à amener les explosifs sur place et à planifier la logistique. On apprend beaucoup de choses, on apprend qu’une agent française s’est infiltrée sur le bateau pendant des semaines, a vécu une aventure amoureuse avec une militante pacifiste, a partagé les repas et l’amitié de celui qui va mourir pour raison d’Etat. Des fusibles sautent, au niveau politique (Charles Hernu), militaire (l’amiral Lacoste) et François Mitterrand passe à autre chose. C’est un moment stupéfiant, le moment où le pouvoir personnel de cet homme est mis à nu, et dans le même temps conforté: il est possible de tuer un innocent à l’autre bout du monde et de continuer, de durer, alors que tout le monde sait.

« Le reproche radical que l'on peut faire au mitterrandisme, » me dira Plenel, « c'est d'avoir totalement épousé la Veme République, que l'homme avait pourtant conspuée, en contribuant à accroître sa logique institutionnelle de privatisation du pouvoir, d'identification monarchiste à un individu. Je suis convaincu que, si un accident de l'Histoire donnait la majorité à un quelconque national-populisme, celui-ci pourrait, sans problème, instaurer une république autoritaire, voire dictatoriale.Tous les éléments constitutionnels y sont: il peut passer outre au Parlement, soumettre le pouvoir judiciaire, s'appuyer sur l'article 16. C'est la fameuse phrase de Mitterrand :« Ces institutions étaient dangereuses avant moi, elles le seront après moi. » Cette formule est férocement individualiste, révélant une profonde indifférence aux autres.» Pendant les années qui suivirent, Edwy Plenel poursuivit son travail d’investigation, et devint la bête noire du Prince, qui le plaça sous écoute. Le monde d’aujourd’hui n’est pas né de nulle part, la fascination du pouvoir actuel pour le renseignement, la morgue hors-sol de ceux qui nous avaient promis le changement et se vautrent sous les ors de la République, rien de tout cela n’est neuf. Du macronisme au hollando-vallsisme au mitterrandisme, il n’y a qu’un pas. « Ces institutions étaient dangereuses avant moi, elles le seront après moi». A qui Hollande, Valls et Cazeneuve laisseront-ils la Loi Renseignement en 2017? Dans les années qui suivront, l’ombre de cette affaire poursuivra Edwy Plenel, et nombre de ses protagonistes. Dans "La Troisième Equipe", le créateur de Mediapart montre une grande retenue pour les acteurs de cette tragédie, pour les sous-fifres qui agirent sur le terrain, réservant sa colère pour les tireurs de ficelle dont il nous apprend que l’un finira au directoire d’HSBC, l’autre au directoire de Vivendi.

Dix ans plus tard,en 1995, Dominique Prieur,l’ex fausse-épouse Turenge, livrera dans Agent Secrète (ed. Fayard) «sa» vérité sur l'affaire Greenpeace. On attendait des révélations, voire une remise en cause, de la part de celle que son gouvernement, commanditaire de l'opération, faillit bien lâcher. On obtient 240 pages d'auto-justification, ou le périple d'une petite bourgeoise séduite par l'uniforme et qui devient l'une des premières femmes françaises à pratiquer «un métier de voyou exercé par des seigneurs », selon le mot d'Alexandre de Marenches. Voire... Dès le départ, Dominique Prieur et ses collègues nourrissent de graves doutes sur la légitimité et la faisabilité de cette action brutale dirigée contre un mouvement inoffensif, et plus encore sur ses modalités. Tous soulignent que le déclenchement de deux charges l'une après l'autre contre la coque du bateau, alors qu'il suffirait d'en endommager l'arbre d'hélice ou le gouvernail, est absurde et multiplie le risque de faire des victimes à bord. Mais l'ordre est maintenu et : «De toute façon une mission ne se refuse pas. Ou alors, il faut changer de métier !» L'opération a lieu, c'est le fiasco que l'on sait. Arrêtée, puis jugée, Dominique Prieur n'a qu'un souci : qu'à travers ce procès, l'image de la France ne soit ternie. Si la mort d'un homme est «dure à assumer», elle ne supporte pas que la presse titre sur «les Pieds Nickelés de la DGSE».


Ses malheurs, bien réels, sa détention, pénible, nous sont narrés par le menu. Il est clair que, larguée dans le Pacifique, elle ne comprend rien de ce qui se passe au niveau politique à Paris, où Fabius lâche Joxe aux trousses de Hernu. Que dix ans plus tard, reclassée à la... Direction des centres d'expérimentation nucléaires, elle ne saisit toujours pas quels rouages secrets ont mis en place puis fait échouer cette mission. Et qu'elle n'en a cure. Courageux petit soldat, elle tient à se justifier, en répétant qu'elle a suivi les ordres.

Si on lui avait demandé d'aller tuer un homme innocent, aurait-elle obéi sans état d'âme? lui demande Jean-Marie Pontaut, célèbre journaliste d'investigation, en guise de postface. «En l'occurrence», répond-elle, «je n'ai jamais été confrontée à ce dilemme, puisqu'on ne me l'a jamais demandé». Comme quoi François Mitterrand n'a pas le monopole du sophisme…


Parmi les victimes, les militants de Greenpeace France seront passés par pertes et profits. Choqués, culpabilisés ( c'est en les infiltrant que la DGSE a réussi à mettre en place l'opération), ils seront lâchés par la maison-mère.

Les années ont passé, Mitterrand n’est plus. De temps en temps on ressort la statue de cire du Commandeur, on rappelle « Touche pas à mon pote », et la fin de la peine de mort. Ses amis tressent ses louanges, sa grande culture, son amour des écrivains, son sens de l’Etat. On s’intéresse à sa vie privée, elle émoustille à l’heure des déballages trierweileresques. « Il y a aussi des moments de regrets et de manque. C'est parfois douloureux. En réalité je n'ai pas l'impression qu'il m'ait quittée, il est encore en moi. J'y pense encore tous les jours », écrit Mazarine Pingeot, sa fille.



Fernando Pereira manque aussi à sa fille Marelle, et reste dans son coeur:

"Moi et ma famille avons pour ainsi dire accepté ce qui s'est passé en 85, mais cela ne veut pas dire que nous sommes prêts à pardonner ou à oublier. Chaque jour, chaque année, vous tournez un peu plus la page, vous arrivez un peu mieux à vivre avec votre passé, mais cela ne veut pas dire que vous ne pensez pas à votre père tous les jours. ou que vous ne pleurez pas sur sa disparition certains jours en vous rappelant les bons souvenirs que vous avez..."




Fernando Pereira, photographe de presse, dont le seul crime était de suivre le périple du Rainbow Warrior en Nouvelle Zélande. Fernando Pereira qui avec tout l’équipage du bateau avait aidé quelques jours plus tôt à évacuer les habitants de l’atoll de Majuro, capitale des îles Marshall.



L’équipage avait adressé ce télex au président Mitterrand:

« Nous tenons à exprimer notre réprobation envers ces tests, non seulement en raison de l’aggravation de la course aux armements nucléaires qu’ils engendrent, mais aussi à cause du mépris indigne de la France envers les souhaits des peuples du Pacifique qui veulent faire de leur océan une zone libre. Nous sommes actuellement engagés dans une opération humanitaire d’évacuation des habitants de l’atoll de Rongelap, sévèrement contaminés par des tests nucléaires américains dans les années 40 et 50- et dont les îles demeurent dangereusement radioactives jusqu’à ce jour. La France doit- elle continuellement répéter les erreurs des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne dans le Pacifique? Doit-elle continuer à ignorer avec morgue l’opinion publique locale et dans le monde qui crie « Assez »?»

La réponse à cette supplique de lèse-majesté ne se fit pas attendre, envoya le Rainbow Warrior par le fond et tua Fernando Pereira. Dans « La Troisième Equipe », Edwy Plenel s’attarde un instant sur ceux qui conspuent le travail de Mediapart lors des scandales politico-financiers de ces dernières années,

"Ce journalisme de gouvernement qui s’empresse de réclamer des preuves quand nous mettons sous les yeux des faits. Habitué à être du côté du fort plutôt que du faible, il n’imagine pas l’inégalité des armes entre nos curiosités démocratiques et les secrets illégitimes grâce auxquels les pouvoirs et les puissants se protègent du regard des citoyens"



Une investigation comme celle qui démonta l’écheveau de mensonges du pouvoir mitterrandien serait-elle envisageable aujourd’hui, demande-t’il, alors que l’Etat vient de se doter de moyens d’espionner tous et chacun sans intervention de la justice? « La Troisième Equipe » est le récit d’une enquête qui avança à tâtons, par recoupements, demi-aveux, coups de pouce. Dans le même interview, il m’avait dit, au sujet de ses sources: « L'Etat n'est pas fait que d'hommes politiques! N'oublions pas que les questions d'éthique que nous nous posons, un policier, un magistrat, un préfet, un conseiller d'Etat... se les posent aussi. On ne nous donne jamais une information pour nos beaux yeux, mais lucidement. Certains de ceux qui, par fonction, savent, nous confient tel ou tel secret au nom d'une réflexion de citoyen, la même que vous et moi. Ils prennent des risques pour cela. »

Au final, le livre d'Edwy Plenel est aussi un hommage à ces anonymes qui, au sein de l’appareil d’Etat, refusent la tentation du despotisme. Refusent que certaines victoires troquent une survie momentanée contre un éternel naufrage.




Boîte noire:



En 1993, j'ai publié "Un monde sans crime", un roman noir dévoilant la face cachée du mitterrandisme à travers l'affaire du Rainbow Warrior. L'année précédente, Edwy Plenel avait publié "La Part d'Ombre". Nous avons sympathisé, et je l'ai interviewé à plusieurs reprises.

Christian Lehmann


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